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Cellulaire au volant: une première dans le domaine judiciaire est en vue

Vous roulez dans la voie de gauche sur l’autoroute lorsque la voiture que vous vous apprêtez à dépasser dérive tranquillement dans votre voie.

Les Gaspésiens et Bas-Laurentiens sont toujours aussi délinquants avec leurs appareils cellulaires au volant.

Depositphotos.com/Syda_Productions

Vous klaxonnez et la voiture se range brusquement dans sa voie. Au moment de dépasser, vous constatez que le conducteur — ou la conductrice, c’est selon — a la tête penchée, les yeux rivés sur son téléphone cellulaire.

«Conduire, c’est une activité multitâche à la base; ajouter une tâche qui nous fait quitter la route des yeux pendant quatre à six secondes, c’est l’équivalent de traverser un terrain de football à 90 km/h les yeux fermés», rappelle le sergent Claude Denis, de la Sûreté du Québec (SQ).

Depuis 2008, il est interdit d’avoir un cellulaire à la main, mais le message passe difficilement: les policiers distribuent à chaque année plusieurs dizaines de milliers de contraventions pour cette infraction.

Jusqu’ici, toutefois, peu d’automobilistes téméraires en ont payé le prix, mais cette situation pourrait changer dans les prochains mois.

Le 21 janvier dernier, un piéton de 19 ans, Danick Paradis, a été mortellement heurté sur la route 112 à Thetford Mines par un automobiliste de 18 ans qui, selon les premiers éléments d’enquête, aurait eu un cellulaire à la main. Ce dernier s’expose à des accusations de conduite dangereuse et de négligence criminelle ayant causé la mort, un crime passible d’emprisonnement à perpétuité.

Si ces accusations devaient se confirmer, il s’agirait de la première fois au Québec qu’un automobiliste fait face à une accusation aussi grave liée à l’utilisation du cellulaire au volant. Les recherches de La Presse canadienne n’ont par ailleurs relevé aucun autre cas similaire au Canada.

Le dossier est présentement à l’étude au bureau du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

Jusqu’ici, au Québec, la condamnation la plus sévère est survenue en janvier 2015, dans un dossier de texto au volant où la conductrice, qui avait heurté une écolière, avait été reconnue coupable de négligence criminelle causant des lésions.

En juillet dernier, la coroner Renée Roussel évoquait d’ailleurs une «jurisprudence actuelle non dissuasive» dans son rapport sur le décès d’une piétonne de 75 ans, Florida Castonguay, heurtée mortellement en novembre 2015 par un automobiliste distrait par son appareil à Saint-Alexandre-de-Kamouraska.

«À peu près aucune cause devant la Cour n’a permis de tenir une personne criminellement responsable de la mort d’une autre à cause de l’usage d’un appareil cellulaire au volant», écrivait-elle, une situation qui pourrait changer si le DPCP décidait d’aller de l’avant dans le dossier de Thetford Mines.

«Ils meurent tous»

«Les procureurs de la Couronne n’ont jamais su comment ‘dealer’ avec ça, les textos au volant», renchérit le coroner Yvon Garneau, en entrevue téléphonique avec La Presse canadienne.

«Pour eux, les cellulaires et textos au volant, ce sont des infractions du Code de sécurité de la route qui sont pénalisées, mais pas criminalisées.»

Coïncidence quasi cosmique, trois jours avant le décès du jeune Paradis, Me Garneau rendait public son rapport sur un autre accident mortel impliquant le cellulaire au volant survenu à Saint-Edmond-de-Grantham, en mai dernier.

Bien que la victime avait aussi consommé de l’alcool, du cannabis et que sa voiture était dans un mauvais état, le coroner n’a formulé qu’une seule recommandation visant spécifiquement l’usage du cellulaire au volant, soit de porter de quatre à neuf le nombre de points d’inaptitude associés à cette infraction, parce qu’il estime qu’il s’agissait du facteur principal de la perte de contrôle.

Déjà, en 2013, il formulait la même recommandation dans son rapport sur le décès d’un conducteur faisant usage d’un cellulaire dans une collision frontale qui avait également tué le conducteur de l’autre véhicule, toujours dans le Centre-du-Québec. À cette époque, la pénalité était de trois points d’inaptitude.

Selon lui, une des raisons expliquant l’absence de condamnations criminelles est liée au fait que, très souvent, le conducteur fautif se tue lui-même.

«Ils meurent tous… C’est assez difficile d’accuser un mort!», laisse-t-il tomber en entrevue.

Yvon Garneau croit que le dossier de Thetford Mines pourrait établir une jurisprudence dissuasive.

«La conduite dangereuse causant la mort — 14 ans d’emprisonnement — ou la négligence criminelle causant la mort — prison à perpétuité — c’est faisable et ça va être du nouveau droit criminel.

«Si la Couronne réussit à prouver tous les éléments, que l’usage du cellulaire est en cause et que ç’a causé un décès, à mon avis, ça devrait tenir la route.»

Irrésistible?

La menace d’un si lourd tribut aurait-elle un effet dissuasif? Difficile à dire à l’avance, mais une chose est claire: les automobilistes ont du mal à se contrôler, même s’ils sont bien au fait du danger. Et il n’y a pas que le nombre de contraventions qui le démontre.

Selon un sondage réalisé par l’Association canadienne des automobilistes (CAA), 90 pour cent des Canadiens estiment que texter en conduisant est socialement inacceptable. Jusque-là, tout va bien, sauf que le même sondage nous apprend que 22 pour cent des répondants ont aussi admis avoir lu ou envoyé un texto au volant dans les semaines précédentes. Trouvez l’erreur…

Les conséquences sont pourtant claires: «Dans un accident sur deux avec blessé léger, blessé grave ou décès, la distraction est en cause et dans un accident mortel sur trois, la distraction est l’une des deux causes mentionnées», souligne Gino Desrosiers, relationniste à la Société de l’assurance-automobile du Québec.

Il ajoute que cette donnée est stable depuis environ cinq ans et que, auparavant, «c’était en bas de 30 pour cent. La distraction prend de plus en plus de place dans les causes d’accident.»

Le problème est connu depuis longtemps. Il y a dix ans, l’Institut national de santé publique du Québec notait que toutes les études sur l’utilisation du cellulaire au volant concluaient que cette pratique détériore la performance des conducteurs et augmente leur risque de collision (1).

Cette baisse de performance se manifeste concrètement, entre autres, par: une augmentation du temps de réaction au freinage en situation critique; une plus grande difficulté à accomplir des tâches en apparence simples comme conduire en ligne droite et maintenir le véhicule au centre de la voie; une réduction de l’aptitude à éviter les obstacles et; une réduction de la perception visuelle.

D’autres études démontrent que l’attention d’un conducteur est sévèrement altérée lorsqu’il perçoit l’entrée d’un message texte, d’un courriel ou de toute autre communication, et ce, sans même qu’il y ait répondu.

«C’est une pathologie dont le nom m’échappe, souligne Yvon Garneau. Le cellulaire fait partie de nos vies et on ne peut plus s’en passer. On entend la cloche ou on sent la vibration et on ne peut pas se retenir. C’est une tentation qui est extrêmement forte.»

Si au moins cette distraction était la seule, mais elle vient plutôt s’ajouter à une impressionnante panoplie, fait valoir Éric Lefrançois, chroniqueur automobile à La Presse et coauteur de l’Annuel de l’automobile.

«Il y a  tellement de boutons, de menus, de sous-menus répertoriés, c’est comme manipuler ordinateur. Certaines voitures sont équipées de molettes ou d’équivalent de souris», énumère-t-il.

«Les constructeurs automobiles essaient d’intégrer le maximum de commandes à l’intérieur de la voiture et c’est une source de distraction importante», fait-il valoir, ajoutant que le cellulaire devient dès lors une addition à la distraction ambiante déjà intense.

Baisse contestée

La SAAQ croit fermement que les campagnes de sensibilisation et l’augmentation de trois à quatre du nombre de points d’inaptitude au permis de conduire expliquent la baisse des deux dernières années du nombre d’infractions.

Le coroner Garneau conteste cette interprétation des chiffres, d’autant plus que les données de 2014 et de 2015 excluent toutes les contraventions données qui ne sont pas encore résolues devant les tribunaux.

«Je n’y crois pas du tout. D’après moi, la baisse s’explique plutôt par un moins grand nombre d’opérations policières et parce qu’il y a plus de gens qui contestent cette infraction. Les policiers sur le terrain me disent qu’ils en interceptent plus qu’avant», dit-il.

Le sergent Claude Denis ne s’avance pas sur cette affirmation, mais il souligne que les efforts pour lutter contre ce fléau se sont raffinés, notamment avec des opérations menées par des contrôleurs routiers de la SAAQ à bord d’autocars d’où ils observent les automobilistes et signalent les contrevenants à la SQ, qui les intercepte.

«Les mesures et les campagnes de sensibilisation ont un impact, dit-il. L’acceptabilité sociale de l’utilisation des cellulaires au volant n’existe plus.»

Au point, dit-il, où des automobilistes prennent les choses en mains: «À la SQ, on reçoit de plus en plus d’appels d’automobilistes qui dénoncent un véhicule dont le conducteur utilise son cellulaire.»

Il explique que de tels appels sont relayés aux patrouilleurs sur la route et que, si la personne qui dénonce est prête à témoigner en cas de contestation, un constat sera émis.

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(1) Source: Avis de santé publique sur les effets du cellulaire au volant et recommandations, Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), janvier 2007.

Pierre Saint-Arnaud, La Presse canadienne

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