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Tuer et pardonner

Des millions de litres de lait jetés, plus de deux millions d’œufs éliminés de la chaîne alimentaire, des cochons et des poulets euthanasiés. Une vision d’horreur en campagne! Moralement, il demeure inacceptable de tuer des animaux de ferme pour la simple raison que la chaîne logistique n’est pas en mesure d’accommoder. Jeter de la bonne nourriture comme le lait et des œufs lorsque plus de quatre millions de personnes ont perdu leur emploi, constitue un geste condamnable. Mais nous vivons une crise sans précédent, on nous le répète souvent depuis des semaines, mais est-ce suffisant pour pardonner?

Daphnée Cameron nous rapportait récemment dans les pages de La Presse que 200 000 poulets ont été euthanasiés au cours des derniers jours. La semaine dernière, Bloomberg, révélait à son tour que plus de 90 000 porcs avaient été éliminés et jetés. Et ce n’est que le début.

De plus, il y a quelques semaines, on déversait des millions de litres de lait dans les égouts. Même si on ne sait pas vraiment ce qui se passe en campagne, loin des yeux des citadins, il y a fort à parier que les chiffres obtenus par nos vaillants journalistes représentent une sous-estimation de la réalité. La situation gêne tout le monde, principalement les agriculteurs. Tant bien que mal, ils tentent de s’expliquer, mais les différents groupes représentants les agriculteurs nous informent qu’ils n’ont pas d’autres choix. Malheureusement, ce n’est pas tout à fait vrai. Mais ce n’est pas de la faute des agriculteurs non plus.

« Lait jeté, animaux euthanasiés, on assiste à une vision d’horreur partout en campagne ces jours-ci. Chose certaine, la pandémie offre sur un plateau d’argent des études de cas robustes au mouvement végane et aux opposants de l’exploitation animale. »

D’abord, la gestion de l’offre existe au Canada pour éviter ce genre de scénario. Il faut un permis spécial au Canada, sanctionné par les gouvernements, pour produire du lait, des œufs et de la volaille, pour répondre à une demande domestique. Le Canada reste dorénavant le seul pays industrialisé à le faire. Nous produisons ce dont nous avons besoin. Les revenus attribués aux producteurs se fixent selon les coûts de production, ainsi que les pertes. À long terme, en raison du système de quotas bien réglementé, nul autre que les consommateurs paieront pour le lait et les œufs jetés ainsi que pour les poulets euthanasiés. Bien sûr, les agriculteurs profitent du manque de connaissance des citadins en mentionnant qu’ils subiront personnellement des pertes. Mais ce n’est tout simplement pas le cas. Les fermes sous la gestion de l’offre ne peuvent pas perdre de l’argent. Selon la loi, ils jouissent d’une protection blindée mais ils s’en vantent très rarement pour attirer la sympathie. Les Canadiens ne s’en doutent même pas.

Alors, au Canada, le lait, les œufs et le poulet représentent en somme des biens publics, rien de moins. Il devrait être illégal d’éliminer des produits de la chaîne alimentaire sans qu’on leur attribue une fonction économique quelconque. Réserve stratégique pour les marchés internationaux, biocarburant, transformation de nouveaux produits comme de la vodka, il existe une multitude d’options. Des technologies existent, même au Québec, pour conserver le lait jusqu’à un an. Le lait Grand Pré à Terrebonne constitue un bon exemple. Tout devient possible, mais il faut y penser. La semaine dernière, le geste d’Ottawa de bonifier de 200 millions de dollars le crédit de la Commission canadienne du Lait était une bonne décision. Ce montant aidera la société de la couronne à s’outiller avec de nouveaux mécanismes pour mieux gérer les pertes à l’avenir, espérons-le.

Pour les autres denrées, la situation diffère. Par exemple, si un producteur de porc décide d’euthanasier son troupeau, même si ce geste demeure toujours moralement troublant, il le fait à ses frais. Pour le bœuf… même chose, pour les champignons, patates et autres, les producteurs doivent subir des pertes. L’incitatif pour ces filières vise à éviter des scénarios de pertes à la ferme. Pour les filières sous la gestion de l’offre, il n’existe aucune mesure incitative et cela rend bien difficile la volonté de changer quoi que ce soit. Le problème du gaspillage à la ferme existe depuis toujours, pas seulement en période de pandémie.

Les agriculteurs ne sont pas les seuls responsables. Le plus grand défi demeure la transformation des aliments au Canada. La clé pour gérer les excédents est une coordination verticale proactive. Les agriculteurs doivent travailler avec les transformateurs pour éviter le gaspillage et les tueries insensées d’animaux. Une meilleure coordination verticale est possible, seulement si une stratégie existe.

Bref, en raison de la COVID-19, le contrat social entre les consommateurs et l’agriculture doit se redéfinir plus que jamais. En fin de compte, nous avons toujours l’industrie agroalimentaire qu’on mérite. L’industrie agroalimentaire nous livre de bons produits, mais surtout, peu dispendieux. Il faudrait que les consommateurs eux-mêmes s’expriment pour changer les choses. Plusieurs restent outrés par ce qui se passe, mais de simplement accepter la situation ne suffit plus, surtout aujourd’hui, maintenant.

Chose certaine, la pandémie offre sur un plateau d’argent des études de cas robustes au mouvement végane et aux opposants de l’exploitation animale. En effet, certains analystes prétendent que la capitalisation de Beyond Meat pourrait excéder celles d’Amazon ou même de Facebook, d’ici cinq ans. Peu certain qu’un tel scénario est plausible, mais il faut quand même se poser la question. L’impact de la COVID-19 marquera nos vies de manière implacable, et le contenu de nos assiettes aussi. Pour les agriculteurs et les autres, le pardon durant l’après-COVID-19 ne sera peut-être plus aussi facile.

 

Dr. Sylvain Charlebois, professeur titulaire, directeur principal, Laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire, Université Dalhousie

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